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Carnet littéraire

19 janvier 2022

L'élégance des veuves, Alice Ferney

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"Le premier goût du malheur, elle l'eut trois années avant la fin de son mariage : le septième enfant ne vécut qu'une journée, le temps de sourire aux anges et de partir les rejoindre. Il porta pendant quelques heures le prénom d'Etienne, et Valentine le pleura jusqu'à la naissance de Pierre qui serait son dernier enfant. Elle pleura l'attente vaine, les longs mois de rêve, cette idée que l'on a de l'enfant caché. Elle pleura d'épuisement, des larmes d'eau qui noyaient son visage, des larmes de lait comme remontées de ses seins lourds et vains. Il lui semblait avoir un creux dans les bras, un poids qui manquait, un trou de chaleur absente. Chaque nuit elle s'éveillait malgré elle aux heures des tétées. Elle se sentait spoliée. Elle souffrit les regards tristes de ses enfants, les questions des amis, les naissances heureuses chez les autres. Ses yeux brouillés revenaient sur l'image du minuscule cercueil blanc porté en terre par un seul homme, d'une seul main. Elle pleura en s'endormant ou ne dormit pas, elle pleura en parlant, et aussi en se taisant, comme si à cet enfant dont elle avait à peine vu le visage (et qui, pensait-elle, n'avait pas eu le temps de distinguer celui de sa mère), elle donnait toute l'eau dont son corps était fait."

 

 

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19 janvier 2022

C'est beau une ville la nuit, Richard Bohringer

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"Dimanche en Décembre. Dans la plaine des bois. Des bois des villes. L'écorce des arbres comme la peau des vieux éléphants qui dansent dnas le froid souvenir. Du froid qui retient, qui ramène le passé. Les enfants qui crient emmitouflés avec leurs joues comme des pommes, de chaque côté du bonnet, et leurs petites mains recroquevillées. Square d'hiver où les regards sont bleu passé. Solitaire. Les yeux des femmes sont perdus dans la fourrure.

Leurs pieds foulent l'été mort avec des bruits de mer. Beau moment pour les chasseurs d'instants. Le dimanche je vais chasser. Croiser mes frères et soeurs. Dimanche d'hiver. Un bien sec. Un bien froid. Un à te foutre le nez à l'envers. Je chasse le bonheur. La position du corps penchés l'un vers l'autre comme une prière."

 

18 janvier 2022

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois

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  "Le 31 décembre, vers 20 heures, une violente bagarre impliquant une dizaine de détenus appartenant à des gangs rivaux a éclaté dans les coursives de notre secteur et nous avons tous été soumis à la procédure de confinement dans nos cellules. Des ambulances sont entrées dans la cour principale de la prison pour emporter deux belligérants griévement blessés par des coups de couteau. Les petites festivités organisées pour cette soirée de fin d'année ont évidemment toutes été annulées.

  À minuit, alors que la plupart d'entre nous avaient déjà rejoint leur lit, on entendit dans le lointain le martélement d'un objet métallique sur une porte de cellule. C'était un bruit pesant, lourd, régulier qui résonnait dans le vide des couloirs. Et puis un autre cognement s'aligna sur le premier. Et un troisième. En l'espace d'une minute, c'est tout le secteur qui se joignit au vacarme avant d'être rejoint par toutes les ailes de la prison. On aurait dit les battements d'un énorme coeur d'acier qui montaient vers le ciel. Le cantique des voeux des bannis. Je n'avais jamais entendu une chose pareille. Patrick, pareil à un diable, gorgé de puissance, s'acharnait à défoncer cette paroi dont il savait pourtant qu'elle lui résisterait. Il la regardait fixement, lui souriait et la matraquait de toutes ses forces. Le voir à l'oeuvre, entendre ce tumulte me donnaient la chair de poule. En vérité, nous tapions en choeur sur bien des choses différentes. Sur des souffrances qui nous étaient personnelles. Sur le mépris que nous devions endurer. Sur nos familles absentes. Sur des juges désinvoltes, des dentistes pressés, et tout un monde mal défini que Patrick Horton, tôt ou tard, de toute façon, se chargerait de "couper en deux". En cette première nuit de l'année 2010, nous étions simplement devenus une horde d'encagés pareils à des tambours, dans le ventre blasé de cette prison figée dans la glace, tout au bord de la rivière gelée.

  Peu à peu, comme si une main invisible baissait le potentiomètre du son, les battements s'atténuèrent avant de disparaître dans le noir.

  Cette nuit-là, il n'y eut aucune ronde. Les surveillants restèrent entre eux, et nous, avec le quantum de nos peines. Moins une année."

 

 

18 janvier 2022

La guerre des filles, Christiane Singer

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"Quiconque veut décider pour moi de ma vie est mon ennemi, lui murmura-t-elle. Quiconque veut s'immiscer entre ma peau et ma chair, entre l'eau et la jarre, entre le graine et la galette, entre la fleur et le fruit est mon ennemi. Quiconque veut régenter le flot du sang dans mes veines, les coups de bec de l'oiseau contre sa coquille, la giclée de la sève dans les fûts est mon ennemi. La première feuille jaune qui se détache de l'arbre à l'automne n'a pas attendu le signal de l'homme pour se laisser choir, ni l'oie sauvage pour abandonner nos contrées. Je sais le quartier de la lune où semer le chanvre, et mes mains ont appris sans toi à le rouir et à le cadrer."

  Elle avança d'un pas vers Motal et le halo mouvant des flammes l'emprennait de reflets sauvages.

"Pour jouer ma mélodie sur mon fifre, je n'ai pas besoin de ton souffle, ni de tes dents pour mordre ma viande. Pour sentir l'odeur de la terre remuée sous les sabots de mon cheval, je n'ai pas besoin de tes narines, ni de ta peau pour m'offrir aux caresses du vent. Je n'apprendrais pas de ta bouche de quoi mon âme a faim et soif, et pour défendre ma liberté je ne me confierai pas à ta lance !"

 

                                                                                         (...)

 

"Le monde se vide, et vous vous réjouissez de vous voir soudain si raisonnables, si clairvoyants. Le monde est noir comme à l'intérieur d'une outre, et vous vous félicitez de n'être plus distraits par la complexité des choses. Le monde est devenu silencieux comme au fond d'une cave, et vous vous réjouissez d'entendre si clairement les ordres que vous vous donnez les uns aux autres.

Comment l'appelez-vous, ce monstre que vous êtes en train de bâtir sur les débris de l'amour et de la nature ? Comment dites-vous ? La Citée ?"

 

                                                                                       (...)

 

"Gardez-vous bien de cuire et de recuire, en en parlant trop, ce dont vous avez joui cru"

(...)

" -Pourquoi n'as-tu peur de rien ni de la mort ?

Et Vlasta répond :

"Je n'ai eu peur qu'en sortant de ma mère, à l'étroit passage qui mène à la vie."

 

 

18 janvier 2022

L'homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk


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"Je ne revis pas Pärtel de sitôt. Je cessai d'aller espionner le village; et si lui était venu à ma rencontre dans la forêt, je me serai probablement précipité dans les buissons comme je le faisais pour éviter Ülgas et Tambet. Je n'avais pas envie de le rencontrer, car ce n'était plus mon copain Pärtel : c'était Peertus, il n'y a rien de plus laid que de voir une personne qui nous est chère se changer en une créature étrangère et incompréhensible.

J'avais souvent vu Ints avaler d'un coup une grenouille ou une souris tout entière. La petite bête lui disparaissait lentement dans la gueule, et une fois l'opération achevée, ses formes demeuraient visibles sous la peau de serpent. De même, mon vieux copain avait été gobé par un petit villageois du nom de Peertus. Sous ce Peertus, on distinguait encore le nez et les oreilles de Pärtel, mais la digestion était déjà en cours et bientôt les dernières traces de mon copain auraient disparu.

Sans dout aurais-je été nettement moins malheureux s'il était mort - j'aurais pas porter tranquillement son deuil. Mais là, je savais qu'il traînait encore quelque part sous une forme dégénérée, souillée, profanée; il existait encore, mais il n'existait plus pour moi. C'était comme si quelqu'un s'était emparé de mon bon vieux pantalon pour chier dedans - le pantalon était encore là, mais il n'était plus portable, il puait une odeur étrangère et répugnante.

  Bien entendu, Pärtel ne vint pas me voir, et je n'eus pas besoin de me jeter dans les buissons pour l'éviter. Sans doute se sentait- il à peu près aussi mal que moi. Il était parvenu dans un autre monde et s'appliquait à en apprendre les règles, de même que je m'étais infatigablement tordu la langue pour apprendre les mots des serpents afin que la forêt me parle. Il voulait se fondre le plus vite possible dans sa nouvelle existence, alors que moi, j'étais indubitablement de l'Ancien Monde. Mon spectacle lui était pénible. Peut-être, d'une certaine amnière, se sentait-il un traître, un renégat, mais il avait surtout honte de moi. Je persistais à vivre dans les ténèbres des sous-bois sans rien comprendre à toutes ces nouvelles distractions qu'offrait le village. Il n'avait rien à me dire, alors qu'autour de lui il y avait des tas de garçons et de filles qui vivaient la même vie que lui, se nourrissaient comme lui et s'adonnaient aux mêmes tâches. Eux ne se moquaient pas de lui parce qu'il mangeait du pain; à leur yeux, il n'y avait rien d'étrange à manier une faucille. Il était tout à fait naturel qu'il m'échange contre eux, c'était une question de facilité."

 

 

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18 janvier 2022

Sur les épaules de Darwin, Les battements du temps, Jean Claude Ameisen

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"Le présent n'existe pas, dit Gaspar Galaz (...). C'est un extrait du film splendide du Guzmàn, Nostalgie de la lumière :

Le présent n'existe pas. Nous vivons dans le passé.

Le mystère du temps traverse la science.

Toutes nos expériences, y compris cette conversation, ont lieu dans le passé. Même s'il ne s'agit que de millionièmes de seconde.

La caméra que je regarde en ce moment se trouve à quelques mètres. Elle est donc, depuis quelques millionièmes de seconde, déjà dans le passé par rapport au temps indiqué sur ma montre. Le signal met du temps à arriver. La lumière que reflète la caméra, ou que tu reflètes, me parvient avec un décalage. Un décalage infime, car la vitesse de la lumière est rapide.

Combien de temps met la lumière à nous parvenir de la lune ? Un peu plus d'une seconde. Et du soleil ? Huit minutes.

Nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont au moment où nous les voyons.

Le présent n'existe pas.

 

Ce que nous vivons comme l'instant présent est toujours, déjà, du passé.

Parce que la lumière dans l'espace se déplace avec une vitesse finie. Parce que le son se déplace avec une vitesse finie. Ce que nous voyons et entendons, au moment où nous le voyons et où nous l'entendons, a déjà eu lieu. Et plus l'endroit est éloigné de nous, dans l'espace, et plus le temps qu'ont mis la lumière et le son à nous parvenir est important.

Et parce que les ondes sonores se déplacent dans l'atmosphère à une vitesse près d'un million de fois plus lente que celle de la lumière, ce que nous entendons est plus ancien que ce que nous voyons."

18 janvier 2022

Les oiseaux de passage, Georges Brassens

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Ô vie heureuse des bourgeoise
Qu'Avril bourgeonne ou que Décembre gèle
Ils sont fiers et contents
Ce pigeon est aimé, trois jours par sa pigeonne
Ça lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps
Ce dindon a toujours béni sa destinée
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs, c'est là que je suis née
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir
-
Elle a fait son devoir, c'est à dire que oncques
Elle n'eut de souhait, impossible elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu
Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie
Toujours pour ces gens là, cela n'est point hideux
Ce canard n'a qu'un bec et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux
Ils n'ont aucun besoin de baiser sur les lèvres
Et loin des songes vains, loin des soucis cuisants
Possèdent pour tout cœur, un viscère sans fièvre
Un coucou régulier et garanti dix ans
-
Ô les gens bien heureux tout à coup dans l'espace
Si haut qu'ils semblent aller lentement en grand vol
En forme de triangle arrivent planent, et passent
Où vont ils, qui sont-ils, comme ils sont loin du sol
Regardez-les passer, eux ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut par dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons
Regardez-les avant d'atteindre sa chimère
Plus d'un l'aile rompue et du sang plein les yeux
Mourra, ces pauvres gens ont aussi femme et mère
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux
-
Pour choyer cette femme et nourrir cette mère
Ils pouvaient devenir volailles comme vous
Mais ils sont avant tout des fils de la chimère
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous
-
Regardez-les, vieux coqs, jeune oie édifiante
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux
-
Regardez-les, vieux coqs, jeune oie édifiante
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux
-
17 janvier 2022

L'ourse qui danse, Simonetta Greggio

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"Je chargeai le grand corps de l'ourse sur mon traîneau.

Je me rendis là où je l'avais rencontrée la première fois.

Près du cours d'eau rempli de saumons.

Pendant des jours, chantant et priant, je nettoyais sa peau.

Je grattais la chair, raclais la graisse.

Elle était de nouveau là, entre mes bras.

Ses grosses pattes qui avaient parcouru des centaines de kilomètres. Son ventre aux six mamelles, son sexe qui avait mis au monde d'autres oursons après celui que j'avais tué.

Ses oreilles si douces.

Son museau terrifiant.

Sa magnifique tête de mythe ancien.

 

Quand enfin je l'ai reconnue dans toute sa majesté.

Quand la lune est devenue noire. Première lune de printemps.

Quand sa peau a été aussi propre que celle d'un nouveau-né après son premier bain.

Et que les étoiles ont brillé dans un ciel plus sombre que la plus sombre des nuits rêvées.

J'ai suspendu mon ourse à un autel de bois flotté.

Et je l'ai brûlée.

 

Au cours de cette nuit plus noire que la plus noire des nuits.

J'ai versé toutes mes larmes.

Jusqu'à me brûler les yeux.

Pour elle.

Pour moi.

Pour notre monde perdu.

Pour cette Terre que personne ne sauverait.

Et dans mes larmes je les ai vues.

Au milieu du ciel,

La Grande Ourse.

La Petite Ourse

S'en aller."

 

 

17 janvier 2022

Des larmes sous la pluie, Rosa Montero

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  "Le courage est une habitude de l'âme, disait Cicéron. Yiannis s'était raccroché à cette phrase de son auteur préféré comme on s'aggripe à une branche sèche quand on est sur le point de tomber dans un abîme. Depuis des années, il essayait de développer et de conserver cette habitude, et le pli du courage avait en quelque sorte durci peu à peu à l'intérieur de lui, formant une espèce de squelette alternatif qui avait réussi à le tenir debout.

  Quarante-neuf ans avaient passé. Presque un demi-siècle depuis la mort du petit Edu, et il portait encore les cicatrices. Le temps, évidemment, avait peu à peu atténué ou plutôt émoussé l'insupportable densité de la souffrance. C'était naturel, il aurait été impossible de vivre constamment à l'intérieur de ce paroxysme de douleur, Yiannis le comprenait et se pardonnait. Il se pardonnait de continuer à respirer, de continuer à savourer la nourriture, la musique, un bon livre, alors que son enfant devenait poussière sous la terre. De plus, il avait la sensation que, quelque part, une partie de lui-même était encore en deuil. C'était comme si la disparition d'Edu avait fait un trou dans son coeur, si bien que depuis il ne vivait qu'à moitié. Jamais il ne pouvait se concentrer tout à fait sur la réalité des choses car la peine bourdonnait constamment dans le fond, comme l'un de ces sifflements à rendre fou que certains sourds entendent. Quelque chose s'était définitivement brisé en lui, et Yiannis trouvait ça bien. Il trouvait ça juste et nécessaire, car il n'aurait pas pu supporter que sa vie reste inchangée après la mort de son fils."

 

 

17 janvier 2022

Le Mahabharata, Jean Claude Carrière

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"Jusqu'à la dernière limite, jusqu'au dernier de ses arguments, Krishna voulait sauvegarder la paix, empêcher cette guerre qui menaçait toutes les vies. Il dit à Kunti :

- Ton fils peut me répondre : que m'importe la terre ? Que m'importent le plaisir et la vie ?

- Réponds - lui qu'il n'est pas seul. Toutes les créatures vivent autour de lui, à cause de lui. S'il manque de fermeté, le malheur, son adversaire, s'enrichira de sa faiblesse.

- Et s'il te dit : tu as fermé ton coeur à la pitié ?

- La douceur est amère et impuissante. Qu'il se façonne un coeur de fer, car la pitié est un poison.

- Et mon corps ? J'ai de la tendresse pour mon corps...

- Je dirai à mon fils : ton corps est beau, ton corps est admirable, mais si tu as peur de la mort, pourquoi as-tu reçu la vie ? Brûle comme une torche, ne serait-ce qu'un instant, cela vaut mieux qu'une longue fumée."

 

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