"Falastin se laissa reconduire jusqu'à son lit. "Dors maintenant", souffla Layla dans ses cheveux. Elle ferma les yeux, livrée aussitôt au fond chaotique des songes. Un remous d'images lentes et mêlées l'entraîna jusqu'à la chambre d'hôpital bornant sa mémoire. L'anesthésiste avait eu le temps d'esquisser un sourire. "Tout ira bien, disait-elle, on va seulement ôter cet éclat de métal." Mais un abîme glacé s'était ouvert où s'écoulait encore la cervelle de son père. Tout ce qu'elle avait vécu, aimé ou appris changeait d'un seul coup de sens et de couleur. L'analgésie avait paralysé son corps sans éteindre tout à fait sa conscience. En elle, à ce moment, quelque chose de très subtil et d'acéré comme l'intuition de la fin s'était mis à résister follement. Elle refusait de se défaire du dernier lien vivant avec son père, comme si le coma imposé risquait de tourner la page. Petite fille, déjà, elle s'était convaincue qu'une pensée soutenue sans la moindre rupture avait le pouvoir de garder en vie l'homme absent. Mais il avait été tué par erreur, exécuté sur une route lumineuse entre Ramallah et Bethléem. Depuis lors, l'état de veille s'était ancré au plus profond d'elle. Même endormie, par-delà la tombe, il lui semblait suspendre le temps destructeur. Une tension muette en elle, jusque dans le sommeil ou les mornes fonctions diurnes, était la caution d'un voeu de fidélité jamais avoué. D'avoir touché un jour aux secrets, avec sur les lèvres un goût de cervelles humaine, l'avait rendue inapte à tout jugement. Elle s'était laissé envahir

par le silence du monde, et désormais grandie, la peau sur les os, elle attendait un peu plus de lumière. Avec leurs voix impérieuses et leur odeur forte, la plupart des hommes autour d'elle l'épuisaient. Et les plaintes recommencées des femmes mettaient ses nerfs à vif. A quelles fins ténébreuses les corps se déchirent, s'accouplent ou s'agglutinent ainsi mortellement ? Elle ne comprenait rien au désir ni à la haine. A peine couchée, l'envie de disparaître la prenait au ventre. Elle aurait voulu se dissoudre d'un coup comme une poignée de neige dans l'océan. Mais les rêves débordaient d'un puits nauséeux et souvent l'obligeaient à se lever pour vomir. Comment se défaire de cet atroce enlacement remonté d'un sépulcre ?

Les monstres s'éloignaient d'ordinaire avec l'approche du jour et une quiétude duveteuse la recouvrait quelques heures. Elle s'enfonçait alors au plus noir des abysses ou bien reprenant le crochet d'un napperon de dentelles qui lui rappelait la douceur d'Asmahane."

Palestine, Hubert Haddad

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