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Carnet littéraire
9 août 2018

Le dieu des Petits Rien, Arundhati Roy

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"Estha les rapportait à la maison dans son tram bondé. Bulle de silence portée par un océan de bruit. Pendant les repas, s'il avait besoin de quelque chose, il se levait et allait se servir lui-même.

Une fois installé, ce grand calme finit par prendre racine et par envahier Estha. Il finit même par sortir de lui pour l'envelopper de son étreinte visqueuse. Il le berçait au rythme d'un battement de coeur foetal, séculaire. Il projetait insidieusement ses tentacules, progressant centimètre par centimètre dans le relief de son cerveau, aspirant les creux et les bosses de sa mémoire, délogeant les vieilles phrases, les escamotant avant qu'elles ne parviennent jusqu'à ses lèvres. Il déshabillait ses pensées des mots qui auraient pu les décrire pour les laisser nues, comme écorchées. Inommées. Engourdies. Peut-être inexistantes pour l'observateur extérieur. Lentement, au fil des années, Estha se retira du monde. Il se fit peu à peu à cette pieuvre encombrante qui crachait sur son passé le noir tranquillisant de son encre. Peu à peu, les raisons de son silence s'effacèrent, s'engloutirent au creux des plis apaisants de sa seule existence."

 

 


 

  

"Au-delà du marais qui sent l'eau stagnante, ils passent devant des arbres vénérables recouverts de vigne vierge. Des maniocs gigantesques. Des poivriers sauvages. Des cascades violettes d'acuminus.

Devant un scarabée bleu foncé en équilibre sur un brin d'herbe qui ne plie pas sous le poids.

Devant des toiles d'araignée géantes qui ont résisté à la pluie et courent comme des rumeurs colportées d'un arbre à un autre.

Une fleur de bananier dans son fourreau de bractées bordeaux s'accroche à un arbre rugueux aux feuilles arrachées. Joyau offert par un écolier dépenaillé. Bijou de la jungle veloutée.

Des libellules cramoisies s'accouplent dans l'air. Comme un bus à deux étages. Quel art ! Plein d'admiration, un policier regarde et s'interroge brièvement sur la dynamique de la copulation libellulienne. Qu'est-ce qui va dans quoi ? Puis son esprit se remet au garde-à-vous et reviens à des Pensées Policières.

En avant.

Devant de hautes fourmilières coagulées par la pluie. Ecrasées comme des sentinelles dormant d'un sommeil de drogué aux portes du Paradis.

Devant des papillons flottant dans l'air comme de joyeux messages.

Des fougères géantes.

Un caméléon.

Une étonnante ketmie rose.

Le petit gibier de la jungle détalant pour aller se mettre à couvert.

Le muscadier que n'a jamais trouvé Vellya Paapen. Un canal fourchu. Stagnant. Etouffé par les lentilles d'eau. Comme un serpent mort. Un tronc jeté en travers. Les policiers passent dessus à pas menus. Tout en faisant tournoyer leurs matraques en bambou luisant. Fées poilues armées de baguettes qui distribuent la mort.

[...]

Dans la véranda, à l'arrière de la Maison de l'Histoire, tandis que l'homme qu'ils aimaient se faisait défigurer et piétinier, Mrs Eapen et Mrs Rajagopalan, Ambassadeurs Jumeaux de Dieu-sait-quoi, apprirent deux nouvelles leçons.

Leçon Numéro Un :

Le sang se voit à peine sur une Peau Noire (pom pom).

Et

Leçon Numéro Deux :

Mais il sent

Une odeur douceâtre

Comme celle des roses fanées portée par le vent (pom pom)."

 

 

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