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Carnet littéraire
18 janvier 2022

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois

Tous-les-hommes-n-habitent-pas-le-monde-de-la-meme-facon

  "Le 31 décembre, vers 20 heures, une violente bagarre impliquant une dizaine de détenus appartenant à des gangs rivaux a éclaté dans les coursives de notre secteur et nous avons tous été soumis à la procédure de confinement dans nos cellules. Des ambulances sont entrées dans la cour principale de la prison pour emporter deux belligérants griévement blessés par des coups de couteau. Les petites festivités organisées pour cette soirée de fin d'année ont évidemment toutes été annulées.

  À minuit, alors que la plupart d'entre nous avaient déjà rejoint leur lit, on entendit dans le lointain le martélement d'un objet métallique sur une porte de cellule. C'était un bruit pesant, lourd, régulier qui résonnait dans le vide des couloirs. Et puis un autre cognement s'aligna sur le premier. Et un troisième. En l'espace d'une minute, c'est tout le secteur qui se joignit au vacarme avant d'être rejoint par toutes les ailes de la prison. On aurait dit les battements d'un énorme coeur d'acier qui montaient vers le ciel. Le cantique des voeux des bannis. Je n'avais jamais entendu une chose pareille. Patrick, pareil à un diable, gorgé de puissance, s'acharnait à défoncer cette paroi dont il savait pourtant qu'elle lui résisterait. Il la regardait fixement, lui souriait et la matraquait de toutes ses forces. Le voir à l'oeuvre, entendre ce tumulte me donnaient la chair de poule. En vérité, nous tapions en choeur sur bien des choses différentes. Sur des souffrances qui nous étaient personnelles. Sur le mépris que nous devions endurer. Sur nos familles absentes. Sur des juges désinvoltes, des dentistes pressés, et tout un monde mal défini que Patrick Horton, tôt ou tard, de toute façon, se chargerait de "couper en deux". En cette première nuit de l'année 2010, nous étions simplement devenus une horde d'encagés pareils à des tambours, dans le ventre blasé de cette prison figée dans la glace, tout au bord de la rivière gelée.

  Peu à peu, comme si une main invisible baissait le potentiomètre du son, les battements s'atténuèrent avant de disparaître dans le noir.

  Cette nuit-là, il n'y eut aucune ronde. Les surveillants restèrent entre eux, et nous, avec le quantum de nos peines. Moins une année."

 

 

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