Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Carnet littéraire
18 janvier 2022

L'homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk


L-homme-qui-savait-la-langue-des-serpents  

"Je ne revis pas Pärtel de sitôt. Je cessai d'aller espionner le village; et si lui était venu à ma rencontre dans la forêt, je me serai probablement précipité dans les buissons comme je le faisais pour éviter Ülgas et Tambet. Je n'avais pas envie de le rencontrer, car ce n'était plus mon copain Pärtel : c'était Peertus, il n'y a rien de plus laid que de voir une personne qui nous est chère se changer en une créature étrangère et incompréhensible.

J'avais souvent vu Ints avaler d'un coup une grenouille ou une souris tout entière. La petite bête lui disparaissait lentement dans la gueule, et une fois l'opération achevée, ses formes demeuraient visibles sous la peau de serpent. De même, mon vieux copain avait été gobé par un petit villageois du nom de Peertus. Sous ce Peertus, on distinguait encore le nez et les oreilles de Pärtel, mais la digestion était déjà en cours et bientôt les dernières traces de mon copain auraient disparu.

Sans dout aurais-je été nettement moins malheureux s'il était mort - j'aurais pas porter tranquillement son deuil. Mais là, je savais qu'il traînait encore quelque part sous une forme dégénérée, souillée, profanée; il existait encore, mais il n'existait plus pour moi. C'était comme si quelqu'un s'était emparé de mon bon vieux pantalon pour chier dedans - le pantalon était encore là, mais il n'était plus portable, il puait une odeur étrangère et répugnante.

  Bien entendu, Pärtel ne vint pas me voir, et je n'eus pas besoin de me jeter dans les buissons pour l'éviter. Sans doute se sentait- il à peu près aussi mal que moi. Il était parvenu dans un autre monde et s'appliquait à en apprendre les règles, de même que je m'étais infatigablement tordu la langue pour apprendre les mots des serpents afin que la forêt me parle. Il voulait se fondre le plus vite possible dans sa nouvelle existence, alors que moi, j'étais indubitablement de l'Ancien Monde. Mon spectacle lui était pénible. Peut-être, d'une certaine amnière, se sentait-il un traître, un renégat, mais il avait surtout honte de moi. Je persistais à vivre dans les ténèbres des sous-bois sans rien comprendre à toutes ces nouvelles distractions qu'offrait le village. Il n'avait rien à me dire, alors qu'autour de lui il y avait des tas de garçons et de filles qui vivaient la même vie que lui, se nourrissaient comme lui et s'adonnaient aux mêmes tâches. Eux ne se moquaient pas de lui parce qu'il mangeait du pain; à leur yeux, il n'y avait rien d'étrange à manier une faucille. Il était tout à fait naturel qu'il m'échange contre eux, c'était une question de facilité."

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Carnet littéraire
Publicité
Archives
Publicité